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8 mai 2010 6 08 /05 /mai /2010 11:42

 

Sept ans avant la guerre, il est né au bord du Rhône, près de Lyon, là où le fleuve-roi prend toute sa majesté, gonflé, enrichi des eaux de la Saône. Il est né à côté de l'Usine, celle dans laquelle il a travaillé plus de quarante ans, dans cette petite maison, sur les berges du fleuve,dans une zone marécageuse, qui au fil des ans serait assainie, bitumée, urbanisée. A la place de la petite route, passe maintenant l'autoroute qui va vers le soleil, à la place de la petite maison rasée, sur une aire de l'autoroute, on a construit un hôtel, de ces hôtels de chaîne, bon marché, pratiques, qui accueillent les naufragés de la route quand il se fait tard. Dans la salle de conférence de cet hôtel, celui qui trône à la place de la petite maison où il est né, 60 ans plus tard, invité par l'Usine pétrie de bonnes intentions envers ses futurs retraités, il a assisté à une conférence pour apprendre à gérer sa retraite, apprendre à être heureux quand même loin de l'Usine.

Il est né au bord du Rhône, ses premières leçons de natation, c'est dans ses eaux tumultueuses qu'il les a prises, poussé par son frère aîné, entraînant avec lui son plus jeune frère, celui qui devait mourir si jeune dans un accident, avant que leur sœur ne viennent les chercher pour le dîner. A cette époque, le Rhône n'avait pas encore été assagi par le béton de l'homme, les courants étaient violents, et pourtant, ce Rhône, il savait le traverser, là où il est si large, si fort, si imprévisible. S'il savait vaincre le fleuve-roi, c'est qu'il était lui-même un peu invincible … Sur les berges, il a aussi appris à pêcher, peut-être, à l'abri des roseaux, y a-t-il camouflé ses premières amours …


Deux ans avant la guerre, elle est née en Camargue, là où le Rhône s'effiloche, s'apprête à disparaître, là où, l'espace d'un delta, il ne sait plus très bien qui il est : eau douce ou eau salée, fleuve ou marais, eau ou terre. C'est là qu'il écarte ses bras dans un dernier geste d'agonie, veillé par les chevaux blancs et les taureaux noirs. Aînée des filles d'une famille pauvre de 8 enfants, elle suivait les chevaux blancs pour ramasser le fumier pour le jardin de son père, elle torchait les « petits » pendant que sa mère préparait le manjar pour 10 et elle rêvait d'une vie meilleure. Pour elle, ce ne serait pas l'usine, mais le  lycée, le bac philo, une carrière d'enseignante. Et pourtant, comme ce Rhône dans les bras duquel elle est née, elle a toujours été écartelée entre le rêve d'une autre vie et la réalité de la vie qui s'était imposée à elle.


Les deux familles étaient liées. Son père à elle orphelin à 8 ans, errant sur les routes de son Espagne natale, avait été recueilli par sa famille à lui. Et lorsque les deux familles, chassées de leur berceau par la misère et la montée du fascisme, ont pris le chemin de la France voisine, elles sont restées en contact, bien qu'elles se soient séparées sur le territoire français. Elle et ses sœurs montaient parfois rendre visite à leurs cousines, à Lyon, et ces cousines étaient des amies à lui. C'est comme ça qu'ils se sont rencontrés. Je crois.


Il descendait la voir en Camargue, elle montait le voir à Lyon, le long du long ruban du fleuve, doublé par la Nationale 7 qui le suivait comme son ombre. Ils se sont mariés, une fille est née de cette union. Une seule. Déjà, elle a mis du temps à venir cette fille, précédée de plusieurs fausses-couches, et puis, en tant que fille aînée d'une famille de 8, la mère n'avait peut-être plus trop d'envie de pouponner de nombreux frères et sœurs. Et puis, son travail, symbole d'une ascension sociale extraordinaire dans son milieu, elle s'y est donnée à fond. Et puis …. et puis, c'est comme ça : la gamine est restée fille unique.


Ils se sont installés à Lyon, mais à chaque vacance ou presque, ils descendaient dans le midi. Le voyage était long à l'époque, l'autoroute était chère, alors on prenait la Nationale 7, ponctuée de tous ces points de repères qui se construisaient au fil des années. Vienne sur sa colline et le regret du péage tout proche qu'on ne passerait pas et qui aurait fait gagner deux heures ; Valence où l'enfant guettait dans le ciel cette limite climatique qu'on lui annonçait à chaque départ, s'il faisait beau à Lyon, il ferait mauvais après Valence, et vice versa, et le pire, c'est que cela s'avérait si souvent vrai ; les collines d'Ardèche, de l'autre côté du fleuve où elle scrutait la verdure pour apercevoir la maison de campagne de sa meilleure amie chez qui elle passait des vacances parfois ; Montélimar qui marquait la moitié du voyage ; le Pont de Pont Saint Esprit, et en passant par dessus le Rhône pour la première fois du voyage, on quittait définitivement le nord pour le pays des cigales et des oliviers ; à Remoulins, l'enfant, même si elle savait qu'elle ne le verrait pas, cherchait à apercevoir l'empereur de aqueducs, le Pont du Gard, tapi tout près dans la garrigue. Elle savait que dans moins d'une heure on serait arrivé dans le village de cette famille qu'elle aimait tant revoir. Alors les Simca, DS, Talbot qui avaient résonné de las « on est bientôt arrivés » émis sur un ton geignard plus pour entretenir un dialogue ou agacer les adultes que pour vraiment obtenir une réponse déjà connue, les voitures retrouvaient le silence dans l'anticipation de l'arrivée imminente. Même l'atmosphère alourdie par la fumée du paquet de Gitanes Filtre Maïs fumées pendant le voyage devenait supportable.


La petite fille a grandi, et comme il fallait s'y attendre, ses parents ont vieilli. Ils ont quitté les rives du Rhône à Lyon, pour s'installer dans ses bras, en Camargue, confortés par le séminaire de préparation à la retraite suivi sur les ruines de la petite maison rasée. La petite fille qui est devenue mère, a quitté les bords de Seine, son bébé sous le bras, pour à son tour descendre dans le midi. Dans ce petit village des Bouches-du-Rhône, ces bouches qui lui parlaient si bien, elle a construit son nid. Pour aller voir ses parents, à une heure de là, il lui fallait traverser les deux bras du Rhône, le grand, le petit, ces deux bras tendus qui permettaient de tenir ses parents à une distance acceptable, mais qui inexorablement, la ramenaient près d'eux.


Sa mère est morte. Au séminaire, on avait oublié de leur dire que parfois, la retraite, elle ne durait que deux ans … C'était il y a quinze ans. Son père a sombré dans la dépression, lui qui savait si bien nager, il a coulé. Il s'est noyé dans l'alcool. Il s'est enfermé dans sa paranoïa. Son agressivité. Sa haine. Il n'aimait pas être loin de son Rhône à lui, celui de Lyon, mais il n'a jamais trouvé le courage et la force de remonter vers le brouillard. Sa fille, de divorce en divorce, en guère meilleur état que lui, piètre nageuse, n'a pas réussi à le ramener sur la berge. Elle l'a laissé s'enfoncer. Mais il fallait qu'elle se sauve elle-même. Alors elle a retraversé les deux bras et est montée dans la montagne pour essayer de prendre un peu de hauteur. Ils ne se parlaient plus beaucoup.


Un jour pourtant, comme par défi, il lui a dit, que quand il serait mort, il voulait qu'elle le fasse brûler et qu'elle balance ses cendres dans une rivière du côté de chez elle. Elle n'a pas discuté. Il était saoul et de toutes façons, elle n'y croyait pas. Il savait si bien nager, il était si fort, il était capable de traverser le Rhône, il était immortel, il s'en sortirait cette fois encore.


Mais il est mort, pourtant, il s'est noyé à l'air libre, emporté par une embolie pulmonaire. Le Rhône n'y était pour rien.


Elle a gardé les cendres, dans un trou de mur, dans les ruines d'une bergerie troglodyte, sur ses terres. Elle n'est pas arrivée à « balancer » les cendres dans une rivière près de chez elle. Cela n'avait pas de sens, il ne connaissait pas son coin, ses montagnes, ses rivières. Alors, les cendres sont restés dans leur trou, et chaque fois qu'elle passe devant les ruines, elle sent l'oppression de la culpabilité lui serrer le cœur. Les sacro-saintes dernières volontés d'un mort n'ont pas été respectées.


En Mars dernier, elle est repartie vers le nord, le long du Rhône, pour enterrer le frère aîné de son père. Elle avait envisagé un moment, avec l'accord de ses cousins, monter l'urne pour la déposer avec le cercueil, mais elle ne l'a finalement pas fait. Ce n'était pas non plus ce qu'ils voulaient, ni l'un ni l'autre. Elle raconte les dernières volontés de son père à ses cousins et la femme de l'un d'entre eux lui ouvre enfin les yeux.


Mon petit ruisseau, sur ma propriété, dévale jusqu'au torrent en bas de chez moi (« balance-les dans une rivière par chez toi »), celui-ci bouillonne jusqu'au Gardon de M., un kilomètre plus loin. Le Gardon de M. rejoint celui de Saint Jean au pied de la bambouseraie et devient le Gardon d'Anduze. Après avoir mêlé ses eaux au Gardon d'Ales, il s'appelle enfin le Gardon, tout court, puis le Gard quand il s'engouffre sous les arches du Pont du Gard. Lorsqu'il sort des griffes de l'empereur des ponts, il se jette enfin …. dans le Rhône. C'est un beau voyage, des Cévennes jusqu'à la mer.


Le 18 mai, cela fera 2 ans qu'il est prisonnier de mes ruines. Il faudra bien que je le libère. Ses dernières volontés, pas si aberrantes que ça, le conduiront jusqu'au fleuve-roi, le Rhône, son fleuve.


Le 18 mai, il faudra que je me libère. Je monterai à la bergerie, enlèverai les vieilles tuiles qui bouchent le trou dans la mur, retirerai l'urne. Je descendrai vers le ruisseau, là où les chattes vont boire, le soir au crépuscule, là où les cascades couvriront peut-être le bruit de mes larmes. S'ils le veulent, Laurent et Viviane pourront m'accompagner.


Le lendemain, quand je me réveillerai, je saurai qu'il a enfin rejoint son Rhône, peut-être même la mer, la mère de toutes les mers. Je laisserai la mienne, de mère, dans la tombe avec ses parents. Elle y est chez elle, dans le village où elle est née. De toutes façons, elle ne savait pas nager.


J'ai encore dix jours pour me préparer à ce geste définitif. Mais je dois déposer ce projet ici, comme une promesse, comme un engagement, sinon je n'y arriverai pas.


Mais si ! J'y arriverai ! Après tout, je suis la fille du Rhône.

 

 

papa-rhone.jpg

 

                                       (sur le Rhône, sur  le bateau de son frère, avec sa belle-soeur)

 

 

 

 

                             See you later alligatorcroco_001.gif

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commentaires

P
<br /> <br /> Un peu de temps m'a até nécessaire pour répondre à ce bel hommage (probablement parceque j'ai eu la même démarche pour ma mère il y a 5 ans bientôt) c'était son souhait, elle disait "Nous sommes<br /> des Celtes et les Vikings partaient comme ça, alors c'est ce que je souhaite"... Et nous avons respecté son voeux. Libérer les cendres d'une personne aimée a été pour moi comme ouvrir une porte,<br /> une libération. Je pense bien à toi.<br /> <br /> <br /> Amicalement. <br /> <br /> <br /> <br />
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J
<br /> <br /> J'espère que je suivrai la même route que toi. Bises<br /> <br /> <br /> <br />
E
<br /> <br /> j'aime beaucoup cet hommage et je trouve l'idée tres bonne. sans compter que l'on peut se dire que c'est un bon moment pour les cendres d'etre repandue, peut etre que quelqu'unes dans la volée<br /> rejoindront celle du volcan... belle harmonie entre les elements. tres belle idée que leur offrir ce magnifique voyage en partant de la source... Je penserai à vous ce jour là<br /> <br /> <br /> <br />
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J
<br /> <br /> Merci !<br /> <br /> <br /> <br />
P
<br /> <br /> J'espère que tu vivras cet acte symbolique pleinement et qu'il t'apportera un peu de paix et de sérénité.<br /> <br /> <br /> Moi aussi je penserai à toi le 18 mai.<br /> <br /> <br /> <br />
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J
<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br />
P
<br /> <br /> Joelle, voilà un billet qui a un ton bien sérieux. La vie n'est pas un long fleuve tranquille, et je pense qu'avoir attendu le 18 mai 2010 est finalement une bonne chose: redonner aux cendres de<br /> son père un nouvel élan ne se fait pas dans l'urgence, dans les regrets ou la detresse. Un peu comme une jument noire devient blanche... il faut du temps pour y réfléchir, et surtout: ne pas<br /> BALANCER les cendres ici ou là, mais leur donner un autre sens; non plus les regrets mais la sérénité, une réponse trouvée à une question, dans le calme.<br /> <br /> <br /> Le 18, je penserai à toi, et aux souvenirs heureux que tu as du avoir avec tes parents, sur la Nationale 7, avec les bornes kilométriques rouges et blanches, les café tabac au bord de la route,<br /> les platanes innombrables....<br /> <br /> <br /> Un bisous affectueus!<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Pascale<br /> <br /> <br /> <br />
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J
<br /> <br /> Ta réponse me touche, Pascale : tu as raison, ces deux ans de maturation n'ont pas été vains ... Merci et bisous.<br /> <br /> <br /> <br />
L
<br /> <br /> Tu seras dans mes pensées le 18. Je t'embrasse<br /> <br /> <br /> <br />
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J
<br /> <br /> Merci Laurence.<br /> <br /> <br /> <br />

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